Lettre ouverte à celles et ceux qui pratiquent un mode d’écriture qu’ils revendiquent comme inclusif (version html)

L’écriture dite inclusive devient la règle dans tout un tas de communications, notamment syndicales, ou émanant de différents mouvements revendicatifs, mais aussi officielles. Dans certains milieux elle est devenue l’évidence et celles et ceux qui ont l’outrecuidance de ne pas l’adopter sont vivement critiqués. Quoi vous n’écrivez pas « lect.eur.rice.s » ? mais alors vous êtes un odieux phallocrate d’arrière garde, ou alors dominée consentante, mais quelle honte ! Ce mode d’écriture a, semble-t-il, aussi été adopté pour des communications officielles dans certains milieux, par exemple la mairie de Paris et la présidence de l’université Paris 8, comme d’autres, l’ont adopté.

Le problème de ce mode d’écriture, appelé par ses supporters « écriture inclusive », est qu’il n’a d’inclusif que le nom. Au contraire, il exclut beaucoup de monde, à commencer par une proportion importante des personnes ayant un handicap, ainsi que toutes celles et ceux qui ont des difficultés liées à la lecture, pour différentes raisons. De plus il rend la lecture beaucoup plus difficile pour une forte proportion de la population (il serait intéressant de mener une étude statistique sérieuse sur ce sujet, vu le nombre de personnes qui se disent gênées dans leur lecture, y compris à l’université). Les tenants de ce mode d’écriture sont d’éminentes intellectuelles et d’éminents intellectuels — des universitaires, des philosophes, des journalistes — n’ayant bien sûr aucune difficulté de lecture. La lecture est en effet leur principal outil de travail, et ils manient la langue de façon remarquable. Mais pour cela sont-ils obligés de mépriser ceux qui n’ont pas leurs capacité de super-lecteurs ?

Ainsi appeler ce mode d’écriture « inclusif » constitue un contre-sens formidable. Comment peut-on appeler « inclusif » un mode d’écriture qui en réalité est radicalement exclusif pour une importante partie de la population ? Va-t-on nous dire que, le genre féminin représentant environ 52 % de la population, toute discrimination envers un groupe dont l’effectif est moins important est moins grave? Doit-on exclure ceux qui ne peuvent lire ce qui est écrit dans ce mode en les qualifiant de phallocrates ou de dominées consentantes ?

Mais qui sont-ils celles et ceux qui osent, par leur existence, défier l’évidente nécessité d’adopter l’écriture en « .e.s » ?

Tout d’abord les aveugles, les malvoyantes et les malvoyants, les personnes avec dyslexie, toutes celles et ceux qui ont un handicap lié à la lecture. Les premiers utilisent fréquemment des logiciels de synthèse vocale, et les textes rédigés dans ce mode deviennent complètement incompréhensibles. On pourra lire à ce sujet le communiqué de la Fédération des Aveugles de France (1). Ce ne sont pas seulement les interruptions de la phrase créées par ces points malencontreux qui gênent, mais ces logiciels utilisent la ponctuation pour calculer la prosodie, dont le fonctionnement est alors complètement perturbé. La prosodie est un élément essentiel de la synthèse vocale : il s’agit de faire varier la durée des pauses et des différents phonèmes, l’accentuation et la courbe mélodique de la phrase pour améliorer la compréhension (une synthèse vocale sans prosodie donne une voix monocorde et très régulière, comme les robots du cinéma des années 60).

Les malvoyantes et les malvoyants utilisent aussi beaucoup la synthèse vocale, mais ils peuvent aussi lire avec leurs yeux, en utilisant des télé-agrandisseurs (optiques), voire des logiciels d’agrandissement. Pour elles et pour eux, la difficulté intrinsèque à lire ce type d’écriture est amplifiée considérablement, et de façon proportionnelle au rapport d’agrandissement utilisé (qui peut aller jusqu’à x16 ou x32) : ainsi plus ces personnes sont contraintes d’agrandir, plus c’est difficile en écriture dite inclusive.

On décrit souvent la dyslexie comme le fait de percevoir les lettres « mélangées », voire dansant sous les yeux du lecteur (2). On imagine aisément dans ce contexte la difficulté amplifiée par les caractères et signes de ponctuation ajoutés par l’écriture dite inclusive pour ces personnes, qui ont déjà besoin de beaucoup plus de temps que les autres pour lire. De plus il est reconnu que les dyslexies sont plus handicapantes dans les langues dont l’orthographe n’est pas transparente (comme le français et bien plus encore l’anglais) et bien moins dans les langues pour lesquelles chaque lettre se prononce et toujours de la même façon (comme l’Italien) (3). Le mode d’écriture inclusive qui ajoute des symboles non prononcés amplifie donc largement ce phénomène.

Mais les personnes ayant un handicap lié à la lecture ne sont pas les seules à être gênées par ce mode d’écriture. Passons sur les personnes ayant des difficultés à utiliser « normalement » un clavier, du fait d’un handicap touchant la mobilité des membres supérieurs, et pour qui la production de ce type d’écriture ajouterait aussi à la difficulté. Il y a aussi toutes celles et tous ceux qui ont tout simplement des difficultés, même légères, pour lire, celles et ceux pour qui ce mode rend le texte difficile, voire impossible, à comprendre. Parmi les personnes gênées par l’écriture dite inclusive, il y a aussi évidemment toutes celles qui n’ont pas eu la chance d’avoir une éducation leur permettant de passer outre, comme ceux qui n’en ont pas forcément les moyens intellectuels nécessaires. Ils sont, il est vrai, très peu nombreux parmi les éminentes intellectuelles et éminents intellectuels prônant ce mode d’écriture.

Enfin, il nous apparaît important de penser aussi à toutes celles et tous ceux pour qui le français n’est pas la langue maternelle et pour qui ce n’est pas non plus toujours un vrai choix. Ce ne sont pas tous de grands érudits rompus aux techniques linguistiques. Il y a aussi celles et ceux qui arrivent ici pour se réfugier, et qui doivent apprendre sur le tas, dans de mauvaises conditions. Il y a aussi toutes celles et tous ceux qui l’ont appris comme langue étrangère à l’école, pas parfaitement, et tout ceux pour qui l’apprentissage d’une langue étrangère est un challenge.

A propos du problème posé par l’écriture dite « inclusive », lié à l’utilisation d’outils comme décrits ci-dessus pour les personnes en situation de handicap liée à des troubles visuels ou à des troubles du langage et de la parole, on entend parfois dire que ce ne serait pas aux contraintes des machines de dicter l’évolution de notre langue. Bien sûr l’argument marque. Personne ne veut que la technologie décide de nos choix de société ! Mais il s’agit là d’un retournement purement rhétorique du problème. En effet cet argument revient à assimiler la personne ayant un handicap à la technologie dont elle dépend. Il faut s’interroger sur le rôle des aides techniques destinées aux personnes handicapées. Il ne s’agit pas, comme pour la plupart des technologies, de faire plus vite, plus confortablement, ou de faire mieux, des actes que la plupart des humains peuvent réaliser autrement, certes moins vite, moins confortablement ou moins bien (par exemple si je n’ai pas d’ordinateur ni de projecteur dans ma salle de cours je peux prendre une craie et malgré tout faire mon cours). Les technologies d’assistance, au contraire, créent des possibles. Elles permettent à leurs utilisateurs d’accéder à des activités qui leur sont impossible sans.

Par exemple un fauteuil roulant redonne à une personne ayant une déficience des membres inférieurs la capacité à se déplacer. Ainsi cette déficience générera une situation de handicap moins importante. Néanmoins toute technologie implique des conditions d’utilisation : ici ce sont les marches qui posent problème. Si je dis que les rues doivent êtres accessibles aux fauteuils roulants, est-ce qu’on peut dire que c’est la machine qui dicte la façon d’organiser nos villes ? Ce n’est pas pour les fauteuils que la ville est rendue accessible, mais pour leurs utilisateurs ! Pour des humains qui n’ont pas le choix de faire autrement, qui sont parmi les plus vulnérables et que nous devons reconnaître comme ayant le droit de se déplacer en ville sans entraves ni danger. Ainsi c’est en fait l’environnement inadapté qui crée ou augmente le handicap (4). Ajoutons que ces aménagements servent à beaucoup plus de personnes que les personnes en fauteuil roulant stricto sensu. Nous sommes tous des personnes âgées en devenir. À 90 ans il sera difficile (ou même il est déjà difficile) pour la plupart d’entre nous de monter une marche de trottoir, même pour celles et ceux qui ne seront pas en fauteuil roulant. Et les personnes âgées ne sont qu’une partie de toutes celles et tous ceux qui bénéficient largement et quotidiennement des équipement d’accessibilité du cadre bâti.

Le parallèle est saisissant. En effet ce mode d’écriture rend inaccessible la communication à toute personne ayant une difficulté spécifique liée à la lecture. Comme les marches, il crée ainsi un handicap pour ces personnes, alors que dans le mode d’écriture du français courant, elles n’ont pas ce handicap. De la même manière aussi la communication en français courant reste bien plus facile pour le plus grand nombre, et en particulier de nombreuses personnes âgées.

On pourrait certainement adapter les logiciels de synthèse vocale à ce type d’écriture. Tout d’abord ce n’est pas un problème simple car il faudrait spécifier ce qui doit être verbalisé dans le cas des formes illisibles naturellement, d’autant plus que ce mode d’écriture n’est pas repris à l’oral. Signalons au lecteur que l’utilisation d’une synthèse vocale pour lire un texte est une forme d’accès à l’écrit, comme le Braille ou la lecture classique, avec les yeux, et que l’utilisation de la voix artificielle n’en fait pas une forme orale. Un moyen par exemple, je n’en vois d’ailleurs pas d’autre, serait de développer un logiciel qui élimine purement et simplement toutes les formes de type « -e-s ». En admettant qu’on parvienne à le faire de façon suffisamment efficace, que peut-on en penser ? Admettons un instant que ce mode d’écriture dit inclusif soit réellement si important : nous dira-t-on que la solution consiste à développer des systèmes qui permettent à tous ceux qui ont une difficulté liée à la lecture de l’éliminer ? On prétendrait donc « inclure » en créant un système d’écriture que de nombreux membres de la communauté devraient éliminer pour pouvoir lire ! C’est assez fort de café, non ?

Et quid des malvoyantes et malvoyants qui utilisent des télé-agrandisseurs, ou juste des lunettes-loupe. La solution d’adapter les synthèse vocales ne réglerait rien pour eux. Il faut peut-être qu’ils abandonnent la lecture avec les yeux pour utiliser uniquement les synthèses vocales ? Il en va bien sûr de mêmes pour toutes celles et ceux qui se trouvent dans les situations citées plus haut (les personnes atteintes de dyslexies — 20 à 25% des effectifs des étudiants et étudiantes handicapées —, les nouveaux apprenants, etc.)

Pour terminer on se demande bien pourquoi ne pas utiliser tout simplement notre belle langue, notre si belle langue, en écrivant tout simplement « étudiantes et étudiants », ou « lecteurs et lectrices », d’une façon compréhensible par tous, et qui démontrera bien plus clairement l’attachement à ne pas discriminer selon le genre, plutôt que de s’acharner à rendre toute communication difficilement lisible et par là même stigmatiser ceux qui ne peuvent y accéder ?

Dominique Archambault
Master Technologie et Handicap
Laboratoire CHArt/THIM (Technologies, Handicaps, Interactions, Multimodalités)
Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

notes

(1) https://www.aveuglesdefrance.org/sites/default/files/press/attachments/cp_non_au_melange_des_genres_ecriture_inclusive_aveugles_de_france.pdf

(2) L’article disponible à l’adresse suivante montre ce que perçoit une personne ayant une dyslexie. A voir absolument ! https://blog.atalan.fr/dyslexie-lettres-dansent/

(3) Paulesu, E., Démonet, J., Fazio, F., McCrory, E., Chanoine, V., Brunswick, N., Cappa, S., Cossu, G., Habib, M., Frith, C. & Frith U. (2001). Dyslexia: Cultural Diversity and Biological Unity. Science, 291; 2165-2167.
voir aussi https://abcnews.go.com/Health/story?id=117561&page=1

(4) Voir en particulier les travaux sur le processus de création du handicap http://ripph.qc.ca/modele-mdh-pph/le-modele/

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